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Titel
Tria Sunt. An Art of Poetry and Prose. Edited and translated by Martin Camargo


Herausgeber
Camargo, Martin
Reihe
Dumbarton Oaks Medieval Library 53
Erschienen
Cambridge, Massachusetts 2019: Harvard University Press
Anzahl Seiten
XXII, 514 S.
Preis
€ 31,50
Rezensiert für H-Soz-Kult von
Benoît Grévin, Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

L’édition du traité de composition latine Tria sunt par Martin Camargo, probablement le meilleur spécialiste actuel de l’enseignement de la rhétorique latine dans l’Angleterre du bas Moyen Âge (et l’un des grands spécialistes de la rhétorique médiéval en général)1, représente un important pas en avant dans notre connaissance de ce domaine. Comme Martin Camargo l’explique dans la courte introduction à ce volume (p. viii), Tria sunt appartient à une branche particulière des manuels d’enseignement de la rhétorique du bas Moyen Âge, branche que l’on a souvent coutume de qualifier de manière réductrice d’ars poetriae, mais qui dépasse le simple périmètre de l’enseignement de la poésie latine proprement dite.

„Les arts de poésie et de prose“ (cf. le choix du sous-titre du livre) étaient de véritables manuels de rhétorique. Ils furent élaborés à partir du dernier tiers du XIIe siècle, et avec une particulière intensité dans les années 1180-1240, le plus souvent en contexte franco-anglais. Ils enseignaient l’art de la composition en latin orné, en s’attachant particulièrement (mais non uniquement) à la description des procédés d’amplification, des figures de rhétorique, et d’autres mécanismes „d’artificialisation du langage“. Écrits en vers, en prose, ou dans un mélange des deux, certains d’entre eux (et Tria sunt fait partie de cette catégorie) comprenaient explicitement, en plus d’exemples et de recettes de composition proprement poétique, des recommandations concernant la rédaction des lettres en prose.2

L’analyse de Tria sunt, dont on trouvera un certain nombre d’éléments préliminaires dans cette édition, montre que ce traité est né d’une volonté de la part de son rédacteur de bâtir un nouvel équilibre en reprenant de nombreux éléments contenus dans un ensemble d’„arts de poésie et prose“ de la grande période 1180–1250. Sa principale source est le Documentum de modo et arte dictandi et versificandi („Instruction sur la méthode et l’art de composer en prose et en vers“) de Geoffroy de Vinsauf, plus fameux pour avoir composé la Poetria nova, manuel métrique d’ars poetriae extrêmement populaire dans les classes du bas Moyen Âge. Le rédacteur anonyme de Tria sunt reprend également nombre d’éléments d’autres traités, dont la Parisiana poetria de Jean de Garlande, l’Ars versificatoria de Matthieu de Vendôme, le De arte versificatoria et modo dictandi de Gervais de Melkley.

L’énigme posée par Tria sunt concerne principalement son milieu et sa date de rédaction. Sûrement composé après 1250, comme l’indiquent les sources utilisées, il l’a peut-être été aussi tard que les années 1390, dans un milieu qui pourrait avoir été celui des Bénédictins anglais (l’origine anglaise est sûre). Il faut toutefois noter ici les pensées qui viennent à la lecture de la présentation succincte de la question de la datation faite par Martin Camargo dans cette édition. Les principaux indices pour une datation très tardive sont l’analyse des manuscrits survivants et l’absence de citation du traité dans des œuvres antérieures à la fin du XIVe siècle. Mais le seul élément qui suggère clairement une composition après 1350 est la concomitance d’un vers (chap. 7,34: Virtutum flores si carpseris, ut rosa flores) avec l’incipit d’un poème créé à Cracovie par Frowinus vers 1340, l’Antigameratus (Hos morum flores si carpseris, ut rosa flores). Il est vrai que l’Antigameratus est rapidement devenu fameux dans les classes d’Europe centrale, au point que l’on peut imaginer sans problème une réception en Angleterre vers 1350-1400, mais on reste en droit de souligner la fragilité de ce témoignage isolé qui permet de faire descendre sûrement la datation du traité jusque dans les années 1350–1390.

Il reste étonnant que le seul indice de lectures du rédacteur du traité se rapportant à la période 1250-1350 consiste en ces six mots (il faut ôter virtutum), et vu la nature sentencielle de ce vers, le rapprochement pourrait se révéler fallacieux: si l’on venait à prouver que le premier vers de l’Antigameratus est lui-même une imitation ou une variation d’un vers antérieur presque semblable, en d’autre termes si l’on retrouve une attestation de l’usage sentenciel de l’hexamètre Hos morum flores si carpseris ut rosa flores ou d’une formule très analogue avant 1300, voire avant 1250, toute l’édifice de la datation du traité risque de s’effondrer: il redeviendrait alors un „Traité de poésie et de prose“ de la grande époque, certes composé après les traités précédemment cités auxquels il emprunte une grande partie de son matériel, mais peut-être bien avant la fin du XIVe siècle. L’argument de la préservation dans des manuscrits tardifs et de la non-citation a en effet un grand poids, sans être totalement contraignant: il s’agit juste d’un faisceau d’indices qui renforce la probabilité d’une datation basse, sans apporter la preuve décisive: elle semble tenir pour l’instant dans la datation de ce vers.

L’expression de ces doutes est surtout destinée à montrer au lecteur que Tria sunt pose une sorte d’énigme à l’historien de cette branche des savoirs rhétoriques: Martin Camargo a passé de nombreuses années à étudier ses rapports avec les autres Artes poetriae, et c’est en tout connaissance de cause qu’il a avancé l’hypothèse de la datation basse. Mais il est pour l’instant impossible de prendre la mesure, à travers cette édition, de l’ensemble des arguments en jeu de manière détaillée, car comme l’indique expressément l’introduction (note 2, p. xx), la présente édition doit être suivie par un second volume de commentaire qui donnera une description détaillée des sources. Ceci explique que le maniement de l’ouvrage pour le spécialiste de la rhétorique soit pour l’instant un peu frustrant. L’introduction claire, mais succincte (quinze pages), est suivie par l’édition-traduction des quinze chapitres, par une note sur le texte et présentation des quinze manuscrits subsistants (ce qui n’est pas rien pour un traité composé sans doute si tard) de quatre pages, enfin par un ensemble de variantes (p. 431–443) de notes sur la traduction indiquant succinctement les principales sources (p. 445–485), par un très utile glossaire des termes rhétoriques techniques (p. 485–499), et par une bibliographie et un index des noms.

La „frustration“ évoquée plus haut ne vient certes pas d’un manque de qualité, et Martin Camargo a certainement eu raison d’opter pour la solution de cette édition-traduction autonome qui, munie de ces repères, offre déjà au chercheur une bonne base de travail dans l’attente du volume de commentaire à venir. La traduction en anglais du texte latin est d’ailleurs un modèle d’élégance et de clarté. Mais pour entrer plus complètement dans le monde du Tria sunt, il faudra attendre le volume de commentaires qui seul donnera la mesure exacte des liens du traité avec ses antécédents dans cette tradition. Qu’il suffise pour l’instant de dire ici qu’une première lecture sommaire montre que Tria sunt, en dépit de son caractère de compilation-remaniement présentée par Martin Camargo comme une tentative d’offrir une plus grande efficacité, reste très près d’une tradition des artes poetriae relativement désincarnée d’un point de vue pragmatique, et très classicisante: il contient très peu, à première lecture, d’exemples concrets, en rapport avec l’épistolographie (seconde partie du livre trois, p. 88–111, (‘De artificio epistolas componendi’, avec deux ou trois lettres-modèles) et, à travers ses différents chapitres concernant l’agencement de la composition des les figures du discours, il reste très fidèle à une optique de poetria appuyée sur l’imitation des grands auteurs classiques, de maîtres du XIIe siècle tels qu’Alain de Lille, ou du XIIIe siècle comme Jean de Garlande.

Si ce traité rhétorique est un témoignage des modes d’enseigner cette matière dans l’Angleterre du second XIVe siècle, il ne semble donc pas montrer une grande volonté d’adapter ses leçons à une utilisation plus orientée vers des pratiques d’écriture spécifiques de son temps, fait qui n’est pas nécessairement étonnant: on doit sans doute le concevoir comme un manuel couvrant la partie „haute“ d’un ensemble d’enseignements plus complets, ou d’autres instruments (artes dictandi plus strictement épistolaires, formulaires) pouvaient compléter son contenu grammatical et rhétorique. Terminons la présentation de ce volume élégant qui, avec sa traduction, offre un accès à ce monde des „arts de poésie et prose“ beaucoup plus aisé que bien des éditions purement latines, en souhaitant que Martin Camargo puisse livrer le plus rapidement possible le volume additionnel de commentaire qui devrait bientôt le compléter.

Notes:
1 Cf. Martin Camargo (éd.), Medieval Rhetorics of Prose composition. Five English „Artes dictandi“ and Their tradition, New York, Binghamton, and Id., Medieval and Renaissance Texts and Studies 115, 1995; Id., Essays on Medieval Rhetoric, Variorum Collected Studies CS 1006, London 2012.
2 Sur les Artes poetriae, cf. à présent Gian Carlo Alessio, Domenico Losappio (éds.), Le poetriae del medioevo latino. Modelli, fortuna, commenti, Venezia 2018.

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